Laboratoire De Résurrection
Yves-Albert Dauge, professeur d’université, écrivain, conférencier et aussi spécialiste de l’histoire des religions. Cet article publié dans la revue Epignôsis n° 11 du 11 février 1991 nous le montre de manière magistrale.

Marée noire. Des oiseaux de mer, englués de bitume, luttent désespérément, asphyxiés. N’est-ce pas l’image de chacun d’entre nous, piégé dans ce monde sans âme et sans idéal ?

Partie 1
Partie 2

3e partie et dernière partie

Qui possède la perception globale des choses, fonction essentielle qui devrait caractériser l’être humain supérieur aux animaux, aux insectes?

Prenons des exemples.
Le cas de Jésus : il est complexe, et exige du lecteur des Évangiles beaucoup de discernement. S’adressant, dans des contextes divers, à des personnes et à des groupes différents, il s’est exprimé sur plusieurs registres (cf. Suarès, Mémoire, p.212) et a tenu plusieurs langages. Il faut en distinguer au moins quatre.

Le principal est celui de la libération personnelle, ayant pour visée « l’Isochrist » (cf. Jn. 14,12); langage difficile (ainsi Jn. 6,60: « Ce langage-là est trop dur : qui peut le comprendre ? »), réservé à quelques-uns, et surtout aux esprits ouverts de l’ère du Verseau. Il y a ensuite, pour tenter de revivifier Israël, de le libérer, de le rectifier, le langage de l’assemblée sainte, ayant pour visée eschatologique une « royauté universelle de prêtres » (Apoc. 5,9-10) ; langage plutôt mal compris (cf. Actes 1,6) et rapidement déformé.

Notre Père

Puis intervient le langage de l’Avatar, du représentant de la mystérieuse et absolue Bonté du Père, qui s’adresse à tous en termes d’amour et de compassion. Il y a enfin le langage du Veilleur rigoureux, de l’emportement, de la violence, de la fracture (cf. les « Bouddhas de colère »). Voilà pourquoi il importe, avant d’utiliser les paroles de Jésus, de les peser avec soin et de comprendre leur exacte portée : pour qui ? en vue de quoi ? Cependant, tout compte fait, c’est le langage de la libération personnelle qui domine considérablement, et qui correspond à l’essentiel du message.

Il y a aussi de la complexité dans les grandes traditions religieuses. Elles présentent au départ, et çà et là, des fulgurances qui viennent d’En Haut, et qui peuvent trouer et bouleverser le ciel bas de la compréhension humaine. Mais celle-ci, avec sa logique réductrice et son avidité de pouvoir, a tôt fait de tout ramener à son niveau. D’ailleurs aidée en cela par des entités équivoques et dominatrices, qui ne demandent qu’à s’exprimer en lieu et place du Divin, mêlant habilement des fragments de Vérité à une texture grossière, trop humaine. C’est ainsi que le schéma classique de la « supériorité conditionnée » vient occulter le Soleil suressentiel. Qui dira tous les pièges, les mélanges, les illusions, les écueils, les idoles qui ne cessent d’altérer les révélations historiques?

Par-delà les noms, les schémas, les images, par-delà YHWH, Shaddaï, Jésus, ou la Trinité, par-delà les Anges ou Allâh, par-delà le Brahman, le Tao ou le Soi, il n’y a plus que la respiration de l’immense Amour, dans le Jeu toujours nouveau de sa liberté de donner. Certes, il faut utiliser les vérités relatives, les véhicules, les échelles, les outils mis à notre disposition, mais bien comme des moyens pour une fin qui les dépassera toujours. Clef donnée par le Tao Te King, 52: « Utilise les rayons de lumière, mais fais retour à leur Source ». Que sont ces rayons? Les Noms divins, les Lettres hébraïques, les sacrements, les prières, les exercices, les formes philosophiques ou religieuses, etc. Une application, entre autres : l’icône. Qu’est-ce qu’une icône vraiment opérative? C’est une figure centrale (le « rayon ») qui, perçue d’une certaine manière – avec le « triple regard » de l’Âjna – chakra, nous donne accès à l’immensité pure du fond d’or sur lequel elle se détache (la « Source »).

Il faut donc sortir des formes-prisons, et utiliser les formes-véhicules pour remonter à la Source. Puis, relié à cette Source à laquelle on ne cesse d’adhérer, utiliser les formes-expressions, anciennes et nouvelles, pour tout transfigurer. C’est là le parcours de la Montagne sainte, le parcours de Tiphereth et du Bodhisattva.

Voici maintenant deux témoignages à méditer.

D’abord celui de Rûmi, le Soufi. « Que faire, ô musulmans? Car je ne me reconnais pas moi-même. Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre (zoroastrien), ni musulman; je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre ni de la mer… Je ne suis pas de ce monde ni de l’autre, ni du paradis ni de l’enfer… Ma place est d’être sans place, ma trace d’être sans trace… J’ai renoncé à la dualité, j’ai vu que les deux mondes sont un: Un seul je cherche, Un seul je sais, Un seul je vois, Un seul j’appelle. Il est le Premier, Il est le Dernier, Il est le Manifeste, Il est le Caché » (Diwân, cité in Anthologie du Soufisme, p.262).

Ensuite, celui du Père Henri Le Saux, moine catholique.. « La Vérité n’a pas d’Église. La Vérité est la Vérité et ne peut être transmise à nul autre par qui que ce soit… La Vérité brille par elle-même. Celui qui dit qu’il possède la Vérité, ou bien qu’il l’a reçue ou qu’il peut la transmettre, est un fou ou bien un charlatan… Cessez vos prières, cessez vos rites, cessez ces contemplations sur ceci ou cela. Réalisez que VOUS ÊTES… Il n’y a ni chrétien, ni hindou, ni bouddhiste, ni musulman. L’homme doit être relié à son Soi, à sa Source, et ne pas vivre dans la dualité de la manifestation… Ne plus recevoir des reflets de la Lumière, mais participer au Foyer de Lumière » (cité in Kâlachakra, de Jean M.Rivière, pp.210-211).

La Vérité n’est pas un absolu statique que l’on puisse posséder. C’est pour nous une Réalité vivante en laquelle nous nous insérons plus ou moins selon notre capacité d’en comprendre le dynamisme sans cesse renouvelé (comme l’indique la structure du mot EMETH, Vérité en hébreu). Pour l’être éveillé, le monde où il se trouve est un champ continu d’occasions de Vérité.

Le Pouvoir d’Amour n’est pas une force invariable ni toute faite. C’est pour nous une Réalité vivante en laquelle nous nous insérons plus ou moins, selon notre capacité de nous vider de notre ego pour faire place au Dieu qui S’aime Lui-même à travers nous (c’est le sens du mot AHAVÂH, Amour en hébreu). Pour l’être éveillé, le monde où il se trouve est un vivier d’occasions d’Amour.

La Créativité n’est pas une qualité déterminée de notre personne. C’est pour nous le climat du Don transfigurateur dans lequel nous pénétrons plus ou moins, selon notre capacité de comprendre comment agissent la Toute-Bonté et la Sagesse divines (c’est le « Monde » de Beriah). Pour l’être éveillé, le monde où il se trouve est une occasion permanente de créer.

Que disent les Dialogues? « Toute forme, toute religion ne sont pas notre voie » (p.144). « Chaque culte rendu à Dieu, chaque religion ne sont que cadre. Le cadre limite l’espace. Le Plan est l’espace sans espace, sans matière, et pourtant seule Réalité. Vase, temple, édifice ne sont qu’apparence. Ce qui est insaisissable, c’est cela l’Unique Réalité. Tout le reste n’est que cadre » (p.342). Si, pour nombre d’hommes, les cadres sont encore et toujours nécessaires, ils ne devraient pas pour autant servir à les « encadrer » et à les enfermer, mais bien à les soutenir jusqu’à ce qu’ils soient assez forts pour s’en passer. Il appartient aux responsables des communautés de veiller à ce que la liberté personnelle soit possible à tout moment pour tout être qui s’y est préparé. Malheureusement, ces responsables sont davantage versés dans l’étouffement des aspirations individuelles, avec l’aide empressée de tous ceux qui, incapables de liberté, aliènent leur volonté dans la conscience collective.

Nous verrions volontiers, quant à nous, la responsabilité libératrice d’aujourd’hui sous la figure – revue, naturellement – de Bodhidharma, ce moine bouddhiste indien qui fonda en Chine, vers 520, la discipline du Tch’an.
Voici l’esprit de son travail:
1. une transmission spéciale (faite oralement) en dehors des Écritures;
2. une totale indépendance à l’égard des livres ou des mots;
3. un appel direct au Cœur, à l’essence de l’homme;
4. la nécessité pour chacun de connaître sa propre nature afin d’atteindre la réalisation divine.

Donc, ne pas s’enfermer dans un système, quel qu’il soit ; ne se fier qu’à la transmission face à face. Utiliser les Écritures, mais les dépasser librement en se reliant à leur Source (ce que faisaient, par exemple, Rûmi et Ramakrishna). Travailler sur l’homme essentiel, le noyau de feu et d’amour, le Cœur – car « tout est là », affirmait Djâmi, et ceci directement. Faire reconnaître par chacun son principe-germe de divinité, et l’encourager dans la maîtrise de sa propre voie. Permettre à tous ceux qui le veulent et qui le peuvent de retrouver la Mémoire, la Respiration et l’Expansion qui leur donneront accès à la créativité supérieure du « Monde qui vient ».

Yves Albert DAUGE

Partie 1 Laboratoire De Résurrection de Yves-Albert Dauge *
Partie 2 Laboratoire De Résurrection de Yves-Albert Dauge **

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.