_Partie 5
« Amour de l’Autre et amour Divin chez Rûmî, Humaniste et Poète Mystique »
Merci à Micheline BARTOLO
_L’Amour Divin pour Rûmî
De la même manière, Rûmî incite les hommes à faire preuve de respect les uns envers les autres, et à manifester leur amour du prochain de manière plus concrète, par des actes matériels, en se rendant utile aux autres et en leur apportant aide et assistance . Pour lui, l’entraide entre les hommes est en effet essentielle.
Toutefois, il ne manque pas de souligner l’efficacité restreinte des sentiments humains, en raison précisément de leur caractère humain, l’être humain ne disposant que d’un pouvoir limité, contrairement à Dieu qui bénéficie des pleins pouvoirs.
Il affirme ainsi que Dieu seul peut nous aider, lui seul disposant du pouvoir nécessaire, car tout vient de lui, notre joie comme notre peine. En revanche, nous ne devons attendre aucune aide de nos semblables. Pleinement conscient des défauts et des imperfections des êtres humains et de leurs limites, il adopte une attitude particulièrement désabusée quand il déclare :
« N’oubliez pas : c’est lui (Dieu) qui nous procure joie et tristesse ;
Aucune aide véritable ne vous viendra de vos oncles, de vos frères,
de votre père ou de vos enfants.
Sachez-le : un jour viendra où ils s’éloigneront de vous et vos amis deviendront vos ennemis. Pendant toute votre vie, ils n’auront fait que barrer votre chemin ainsi que des idoles.»
Ces propos laissent entendre que notre famille et nos proches n’ont pas pouvoir pour nous aider de manière effective. Ils sont même susceptibles de constituer des obstacles nous barrant la route, voire des chaînes affectives qui nous retiennent prisonniers. Nous sommes tous enfermés dans un double carcan familial et social, dont nous subissons les pressions et auquel nous devons nous conformer. De plus, étant tous mortels, nos proches nous quitteront inévitablement un jour, voire se retourneront contre nous. On retrouve ici l’idée que ce qui ne dure pas est dépourvu de valeur, communément admise à l’époque.
En fait, Rûmî désire nous faire prendre conscience des limites de la nature humaine et de l’amour humain, contrairement à l’amour divin qui lui est bien supérieur, en insistant
sur le fait que la vie humaine est de courte durée et les sentiments humains, fragiles et versatiles. A leur caractère éphémère, Rûmî oppose l’éternité divine.
« L’amour des autres toujours est changeant,
Mon amour et mon Bien-Aimé à moi sont éternels »
Selon lui, Dieu seul se préoccupe réellement de nous. Il nous aime d’un amour infini et immuable, et ne nous laissera jamais tomber, malgré les épreuves qu’Il nous fait subir.
« Dans les deux mondes, Tu me suffis comme Bien – Aimé et comme Ami, Car pour chaque chagrin, Tu es mon secours,
Il n’y a personne dans les deux mondes, en dehors de Toi »
Même si quelquefois nous avons l’impression qu’Il nous a abandonnés, en réalité, il n’en est rien. Nous pouvons nous en remettre à Lui en toute quiétude, et Lui faire pleinement confiance, car Il nous viendra toujours en aide. Dès lors, le véritable ami auquel Rûmî se réfère, et dont il nous encourage à rechercher l’amitié, c’est Dieu.
« Ne désespère pas si l’Ami te renvoie :
S’il te chasse aujourd’hui, ne t’invitera t-il pas demain ?
Si devant toi, il ferme la porte, ne t’en va pas.
Reste à attendre.
Si tu sais être patient, il t’offrira la place d’honneur.
Même s’il te barre toutes les routes et les passages
Il te montrera un chemin caché que nul ne connaîtra »
L’homme doit en effet rechercher un ami dans la religion, car la religion est la connaissance de l’Ami, à savoir Dieu. En fait, Rûmî sait qu’en réalité, au fond de leur cœur, tous les hommes, sans distinction, qu’ils se disent ou qu’ils soient croyants ou non, aiment Dieu. Il sait que c’est Lui qu’ils cherchent, et que reconnaissant sa supériorité et sa toute puissance, c’est à Lui qu’ils s’en remettent entièrement, et à nul autre, car, selon Rûmî, il est inhérent à la nature de se tourner vers Dieu, de croire en Lui et de l’aimer.
« Dans l’intérieur de leur cœur et dans le secret, ils aiment Dieu ;
ils sont en quête de Lui ;ils ont besoin de Lui et attendent tout de Lui et,
sauf Lui, ils ne croient à personne qui ait sur eux puissance et domination.
Cette conception n’est ni celle de l’impiété ni celle de la croyance »
« Chacun se tourne vers quelqu’un, or le Bien–Aimé de tous est Dieu,
et on vit dans cette espérance »
Par ailleurs, Rûmî fait également remarquer que celui qui aime Dieu a toutes les raisons de garder espoir, car il finira par obtenir tout ce qu’il désire, sachant que Dieu pourvoira toujours à ses besoins.
« L’amoureux enivré ne sera pas sans espoir
Tous parviendront à obtenir ce qu’avec courage ils désirent »
L’amour divin est ainsi le meilleur guide, en particulier pour ceux qui, comme Rûmî, ont choisi la voie mystique. S’adonner à l’amour divin apporte le bonheur, éloignant les peines et les chagrins. Mais la proximité absolue avec Dieu implique le renoncement à soi-même, l’anéantissement total de l’ego. Il faut en effet mourir à soi-même, pour que s’anéantisse la dualité, et que Dieu se manifeste en nous.
« Si tu deviens la proie de Dieu, tu seras libéré du chagrin,
Si tu pénètres en ton propre être, tu y sera captif.
Sache que ton existence est le voile de ton chemin.
Ne reste pas avec toi-même, tu n’éprouveras que lassitude »
Rûmî, qui se considère comme un amoureux de Dieu, anéanti dans l’immense océan de l’amour divin, affirme ainsi que dans tout son être, il n’y a de place que pour Dieu, il n’y a que Lui.
« L’amour est venu et il est comme le sang dans mes veines et ma peau
Il m’a anéanti et m’a rempli du Bien-Aimé.
Le Bien-Aimé a pénétré dans toutes les parcelles de mon corps
De moi ne reste plus qu’un nom, tout le reste est Lui »
« Dans mon cœur, et en dehors de mon cœur, il n’y a que Lui
Dans mon corps, la vie, la veine et le sang ne sont que Lui…….Tout est Lui »
Selon lui, ce que l’homme recherche en réalité à travers l’amour humain, c’est Dieu ; c’est lui le Cherché par essence. En effet, tous les êtres et toutes les choses de ce monde sont reliés à Dieu, car tous émanent de Lui. Ils ne sont que des prétextes pour la puissance de Dieu, qui est le maître absolu de toute chose.
Aussi est-ce Dieu que l’on aime et que l’on cherche à travers la personne aimée. Mais alors que ces choses ne sont recherchées que pour ce qu’elles procurent, Dieu n’est recherché que pour Lui-même, car Il est au-delà de tout, meilleur que tout, plus noble que tout et plus subtil que tout. Sachant que Dieu est Tout au sens le plus absolu du terme, on ne peut en effet Le rechercher que pour Lui-même, sinon cela reviendrait à Le rechercher pour quelque chose de moindre que Lui.
L’amour humain n’est ainsi qu’une des étapes du voyage spirituel qui conduit à l’amour divin, qui en est l’aboutissement, car Dieu est le but final. Or, quand on parvient au but final, on ne peut aller plus loin.
« L’amour pour un être humain est comme le sabre de bois
Il aboutit enfin à l’amour de Dieu après avoir passé par des épreuves »
Pour conclure :
L’humanisme de RÛMÎ est-il indissociable de la relation de l’homme à Dieu. Si le thème majeur de sa pensée est la recherche de l’Unité avec Dieu, l’amour, sous toutes ses formes en est la clé, car :
« Il n’existe dans le monde nul autre que le Seigneur du monde ni au -dessus ni en-dessous, ni manifeste, ni caché ».
Si au décès de cet immense mystique musulman, considéré comme un saint par tous, tout le monde, sans distinction de religion ou de classe sociale, était présent, ce qui, au 13ème siècle constituait un événement unique en son genre, c’est que tous l’aimaient, en raison de l’esprit de fraternité universelle témoignée à l’égard de tous, par l’amoureux fervent qu’était cet homme, à l’enseignement duquel tous étaient les bienvenus, lui-même s’exprimant en ces termes :
« Viens, viens encore
Qui que tu sois, païen, idolâtre ou adorateur du feu, viens
Notre maison n’est pas la porte du désespoir
Viens, te serais-tu renié cent fois ».
Ces quelques vers gravés sur la tombe de Rûmî, en guise d’épitaphe, résument à merveille la pensée de ce poète de l’amour. L’universalité du message d’amour qu’adresse Rûmî à l’humanité toute entière qu’il semble ainsi interpeller pour la rallier à lui, par delà le temps et l’espace, fait qu’il restera à jamais d’actualité, d’autant plus que la beauté sans pareille de l’œuvre de ce grand poète mystique, d’une profonde sincérité et en quête d’Absolu, est un véritable enchantement.